9.2.07

Au royaume des chiffres, les borgnes sont rois


S’agissant des critiques envers le programme de tel ou tel candidat, il est fréquent de lire ou d’entendre qu’il ou elle fait mentir les chiffres.

Le gouvernement Villepin est accusé de manipuler les chiffres du chômage, le ministre de l’intérieur ceux des voitures brûlées la nuit de la Saint-Sylvestre, et l’UMP de mentir sur le nombre de participants à l’investiture de Sarkozy. Chiffres, plan de la salle et raisonnements très érudits à l’appui, l’affaire est entendue : la droite ment sur les chiffres. Le site de la Ligue Communiste Révolutionnaire, tout comme celui de mon éminent confrère Olivier Bonnet, donnent ainsi des preuves formelles de la turpitude statistique du grand capital.

Hélas ce travers n’est pas exclusif à la droite. L’Humanité se demandait ainsi en 1999 comment Martine Aubry avait pu mentir sur les chiffres du chômage, un bloggeur érudit dévoile ce qu’il considère comme un mensonge socialiste sur le SMIC à 1500 €, et le site de l’Assemblée Nationale nous rappelle une séance de février 2005 durant laquelle le mensonge des socialistes sur le coût des 35 heures a été amplement débattu.

Cessons ici l’énumération, et laissons de côté l’idée humoristique que si la droite manipule plus les chiffre que la gauche c’est parce que elle, au moins, elle sait compter. Il est clair que tous les partis politiques pratiquent la manipulation des chiffres. Et ils le font pour deux raisons : d’abord parce que c’est normal, ensuite parce que c’est possible.

Pourquoi est-ce normal ? Réfléchissez. Lorsque vous présentez un projet à votre supérieur, une idée à votre épouse, ne vous arrive-t-il pas parfois de présenter des chiffres dont vous savez qu’ils pourraient être critiqués, si votre interlocuteur avait connaissance du dossier ? « Monsieur le directeur, vous aurez ce projet bouclé sous quinze jours ». Mensonge, vous savez qu’il vous faudra au moins trois semaines. « Ma chérie, ce vélo de compétition ne coûte que 500 euros ». Mensonge, avec tous les accessoires nécessaires il vous en coûtera 250 euros de plus. « J’arrive à la maison vers 19 heures ». Mensonge, vous savez très bien qu’il vous faudra au moins 30 minutes de plus. Les magasins nous mentent « 1.99 € le kilo », c’est une présentation très tendancieuse. Les banques nous mentent. « taux du crédit 4.90 % » assorti de lettres en tout petit « hors assurance et frais de gestion » qui portent le taux global à 6%. Idem pour les sociétés de téléphonie mobile, qui s’entendent sur une présentation des chiffres telle qu’on ne peut pas comparer les offres de manière objective.

On voit donc bien que, pour emporter l’adhésion de la personne qui nous fait face, il nous est naturel de présenter la réalité sous un jour favorable. Cela se pratique dans tous les pays, comme le montrent simplement ce site canadien ou le premier ministre hongrois. Parmi les professions qui aiment manipuler les chiffres, on peut citer les experts-comptables, qui sont payés pour optimiser la présentation des bilans aux actionnaires ou aux investisseurs. Il y a les journalistes, bien sûr, mais aussi les médecins, qui vous parlent sans sourciller du taux de prévalence d’une maladie alors que les méthodes de comptage sont contestables. Il y a les employés, qui surestiment leur temps travaillé et sous-estiment leurs heures passées à bayer aux corneilles. Il y a les commerçants, qui se plaignent depuis Pépin le Bref que le commerce c’est plus ce que c’était. Etc.

En second lieu, on le fait parce qu’il est possible de faire mentir les chiffres. De par leur structure même, ils se prêtent à la manipulation, parce que nous ne sommes pas des machines à calculer. Si je vous dis que 158 481,44 auxquels j’ajoute 653 225,23, cela fait 751 706,67, il vous faudra réfléchir à deux fois avant de constater qu’il manque 60 000 quelque part. Si j’ajoute en plus quelques pourcentages calculés sur une base 100 que je définis à mon aise sans vous en parler, il vous sera difficile de me contrer. D’ailleurs, la sagesse populaire le sait bien, qui estime que « les chiffres on leur fait dire ce qu’on veut ». C’est encore pire lorsque l’on montre des graphiques : n’importe quel statisticien un peu malin peut déformer n’importe quoi en son contraire, grâce à quelques ruptures d’axe ou bien à une représentation graphique tout à fait inadaptée.

Curieux contraste, soit dit en passant. Chacun sait qu’on fait dire ce qu’on veut aux chiffres, mais reproche à ses adversaires de les manipuler tout en les croyant volontiers lorsqu’ils viennent du bon côté, comme le montre ce billet et les commentaires qui le suivent sur le blog Chez Nico.

Ce contraste se transforme bien vite en syllogisme, c’est ce que constate Aubusson de Cavarlay dans un billet sur le très précis site Pénombres : « Dans l’ensemble, les commentaires journalistiques, ou même ceux de certains experts, adoptent très souvent une position peu cohérente. D’un côté, ce qui est une façon un peu tendancieuse de présenter les problèmes de méthodes, les statistiques officielles sont critiquées au motif qu’elles ne décriraient pas la réalité, et de l’autre, dans le même commentaire, des variations temporelles inquiétantes, exponentielles et des chiffres parlant d’eux-mêmes en sont extraits. Le lecteur est alors invité à admettre le pseudo-syllogisme suivant : les chiffres officiels ne décrivent pas la réalité ; or les résultats officiels sont alarmants ; donc la situation réelle qu’on vous cache est catastrophique. ».

Deux poids, trois mesures.

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